dimanche 15 mai 2011

Feuilleton d'un chantier 9



Il avait ainsi marché pendant des heures, sans même se rappeler de son compagnon. Il le voyait mettre la main au-dessus du feu. Il le voyait sentir la chaleur. Il le voyait plisser les yeux. Il le voyait apercevoir au loin le scintillement d'une torche. Il le voyait suivre sa piste, renifler ses empreintes. Il le voyait scruter les motifs du chemin, légèrement déplacés par la pression d'un corps. Il le voyait imaginer la taille du marcheur, sa corpulence. Il le voyait passer la paume sur la surface du sol, tenter de sentir les pleins et les vides, les rythmes et les ruptures, les occurrences et les oublis. Il le voyait porter un doigt à sa bouche et par sa bouche faire remonter dans tout son corps une route possible. Il le voyait se muer en un chasseur. Il le voyait se transformer en animal et s'engager dans la forêt. Mais il avait renoncé, voyant la torche faiblir, voyant la forêt s'assombrir, voyant la route s'effondrer dans une faille, voyant les dépressions, voyant les éboulis, il était probablement redevenu lui-même et avait rebroussé chemin. Il ne pensa plus à ce compagnon perdu, il ne pensa plus à sa vie d'avant.

Il n'avait rien mangé depuis longtemps. Il mâchait les feuilles et les tiges d'une plante qui tapissait la chape. Cela ressemblait à un cactus grisâtre sans épine qui dessinait des cercles sur le sol. Il en avait remplit son sac. La fumée était devenue très épaisse. Il distinguait maintenant l'infinité de ses détails, les plus infimes replis, les cascades, les gorges, les trompe-l'oeil. Il passait sa main sur des bas-reliefs, des chiens, une chasse à courre, une scène du Moyen-âge avec des mendiants et des chevaliers, un calife sur un éléphant. Ses doigts s'enchevêtraient dans des motifs, il avait cru perdre un instant sa main, voir un moignon sanglant à la place. Il avait cru sentir chaque partie de son corps séparément. Il percevait maintenant chaque variation de l'espace, déplacement de masses d'air, froissement de la fumée. Bientôt il entendit distinctement un chant. C'était un air de son enfance chanté par sa grand-mère dans une langue disparue mais qu'il comprenait.

Il titubait. Le sol se gonflait et se dégonflait sous l'effet d'une respiration mécanique. Il marchait sur un tapis de cactus grisâtres qui soupiraient. Il pensait à une terre volcanique. Il percevait l'ensemble de la forêt, comme une carte entrée par sa bouche et répandue à l'intérieur de son corps. Il avait clairement la perception des bordures, des motifs, des chemins et des précipices. Il parvenait à pénétrer sans mal le corps des animaux, à sentir un monde immense et sombre, à sentir la matière en mouvement, les hormones, les hurlements et le sang. Il était dans chaque terrier, sur chaque branche, dans chaque lisière, dans chaque respiration.

Puis il s'assit et se sentit soudainement très triste. Il n'avait plus de cactus dans son sac. Entre ses orteils qui dépassaient de ses chaussures s'échappait un mince filet de fumée. Il ne sentait plus rien qu'une forêt vide et ridicule comme celle qu'il avait toujours connu avant de partir. Il entendait un bourdonnement, un bruit sourd et en lui se formait lentement une dernière image. Une vague d'eau grise. Une vague qui avançait lentement. Qui sortait du lit d'un fleuve. Qui grossissait. Qui doucement balayait les bateaux, les posaient sur les autoroutes. Et bientôt les voitures, les bus, les camions citernes, les entrepôts, les ponts. Et bientôt la ville entière transportée sans bruit dans un geste souple et liquide. Lorsque la vague fut enfin si grande qu'elle dominait la forêt, qu'elle posait son ombre sur toute chose, que les animaux s'y noyaient dans des tourbillons silencieux, il s'endormit.

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Où, quand, comment ?
Oeuvre in situ du Studio 21bis
du 6 Mai au 11 juin à l'Espace Khiasma
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