jeudi 3 juin 2010

ENTROPIE 1 : Voitures brûlées et forces invisibles.




Du 2 juin au 2 juillet 2010, Olivier Marboeuf publie chaque jour une note décalée sur l'exposition Entropie dont il assure le commissariat à l'Espace Khiasma.

Fin 2005, j'ai été invité à un débat. On y parlait des jeunes de Seine-Saint-Denis. Deux d'entre eux venaient de trouver la mort quelques semaines plus tôt dans un container électrique alors qu'ils tentaient d'échapper à la police. C'était à Clichy-sous-bois. Un troisième avait été grièvement blessé. S'en était suivi plusieurs jours de troubles. On avait dit des émeutes, on aurait pu dire « des évènements » comme pour la Guerre d'Algérie. Des manifestations indignes de porter leur vrai nom. La première fois que j'ai lu l'historienne Arlette Farge, j'ai découvert combien le peuple de Paris du XVIIIème siècle, celui d'avant la révolution, manifestait déjà beaucoup dans la rue son mécontentement et combien à cette évidente forme d'activisme on déniait déjà le nom de politique, dans un geste similaire à celui qui privait plusieurs siècles plus tard le jeune peuple de la banlieue de son droit le plus strict : la révolte contre l'injustice. Dans les écrits de Farge, le meurtre d'un jeune par la police (à cette époque on est jeune peu de temps, car on travaille souvent à 12 ou 13 ans) est déjà un motif central de la révolte populaire. Ce motif aura traversé les temps. Il y a cependant une différence notable. Si les révoltes historiques rassemblaient tout le peuple, les manifestations qui suivirent le drame de Clichy-sous-bois (qui allaient bientôt embraser de nombreux quartiers populaires dans toute la France) resteraient pour l'essentiel le fait d'une jeunesse pauvre de banlieue, classe séparée du peuple lui-même – et du reste de la jeunesse d'ailleurs.

Je m'étais déjà attardé à observer cette autre régime de la manifestation. Manifestation non linéaire, qui n'empruntait pas les rues et qui surtout ne cherchait pas à créer un rapport de force par la densité de son cortège. Nous n'étions pas en présence du corps social qu'avait pu incarner le monde ouvrier et ses organisations. Nous étions dans des manifestations furtives. Il ne s'agissait plus de peser par le plein mais plutôt par le vide, par l'angoisse, de créer des trouées, des absences, des soustractions. Il n'y avait pas de recherche d'adhésion mais une séparation consommée d'un peuple définitivement solitaire du reste de la société. Avec pour étendards, des images pour ainsi dire vides d'où surgissaient des corps eux-mêmes dissimulés, encagoulés, sans visage. Un absolu retrait du visible. A la guerre de front – que simulaient les cortèges battant le pavé - avait succédé la guérilla urbaine, une forme fantomatique de conflit. De ce retrait de l'image on n'a peu parlé, de ce refus de participer non pas au collectif mais à l'image collective (expulsion de l'image d'abord subie qui s'était mue en un processus actif d'auto-exclusion comme construction d'une identité minoritaire.)

Dans la salle, ce soir-là, lors du débat, une femme m'avait demandé pourquoi brûlaient-ils les voitures de leurs voisins qu'elle imaginait aussi pauvres qu'eux plutôt que de s'attaquer au bien des dominants. Je me souviens lui avoir dit qu'ils brûlaient des voitures près de chez eux, parce que d'abord c'était facile et parce qu'ensuite cela produisait une image. Une voiture qui brûle est une image extrêmement captivante, une image presque détachée, autonome des objets qui la constituent. Je lui disais qu'avec une réelle économie de moyens ils étaient parvenus à une production audiovisuelle indubitablement efficace (en témoignent les Unes des journaux papiers et télévisés qui se sont saisis de ces images de flammes des semaines durant.) Ce ne sont donc pas simplement des actes de violence, mais aussi – surtout- des images faites pour la télévision, en présence psychique de la télévision non seulement comme média (ce qu'il y a entre) mais comme paysage de la société, un en soi.
Mais ces images ne fonctionnent, à mon avis, que parce qu'il y a soustraction auparavant, qu'une boîte noire est confectionnée en quelque sorte. Le retrait des corps, les manifestants sans visage, le régime invisible de la lutte, les espaces urbains nocturnes indéfinis – qui s'opposent clairement à la rectitude des avenues hausmaniennes - sont les conditions de la réalisation de cette image. D'une certaine mesure, l'attentat du World Trade Center fonctionne dans un régime identique. A l'organisation invisible d'Al Qaeda succède un moment soudain d'hypervisibilité, une hyper image latente, pour ainsi dire déjà pensée, fantasmée par la société qui la reçoit et se charge de sa diffusion. C'est une image faite pour les autres, pour les toucher, les atteindre.

Quand j'ai commencé à travailler sur l'exposition Entropie, j'ai su qu'il faudrait quelque chose qui parle de cette médiation par l'image (violente) entre des mondes séparés. Le collectif Superflex nous offre une expérience jouissive et troublante avec Burning Car. Nous en reparlerons.

Exposition Entropie à l'Espace Khiasma - Les Lilas
du 2 juin au 2 juillet
Ouvert du mardi au samedi de 15h à 20h - Entrée Libre

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