mercredi 3 octobre 2012

La fiche de paye comme plaque sensible - par Simon Quéheillard

 

Une soirée avec Bernard Friot

Le 13 novembre 2012 à Khiasma


Cher Bernard,

                         voici quelques pistes que nous aimerions te soumettre concernant ton intervention et cette soirée du treize novembre en ta compagnie. L’exposition qui prend place à l’Espace Khiasma s’intitule ma plaque sensible. Mais rassure-toi, il ne s’agit pas là de la sensibilité personnelle de l’artiste. Nous dirons plutôt qu’une plaque sensible est une surface où nous voyons apparaître les images à travers lesquelles se forgent nos représentations du monde. Nous les voyons apparaître d’elles-mêmes et cela bien avant de pouvoir les dire. Dans cette phrase, d’elles-mêmes est important. Il y a en cela un aspect réaction chimique (comment réagit l’émulsion), ou encore réaction cutanée (l’eczéma sur la peau). Ce que nous montre une plaque sensible est en jeu, et pour cette raison que nous sommes souvent pris au dépourvu. L’idée serait donc que tu nous parles de ta plaque sensible. Cela questionne cette dimension du déjà là, que tu qualifies de « révolutionnaire », dont nous ne saisissons pas toujours la portée. Dans ma plaque sensible, l’adjectif possessif ma ne désigne pas une appartenance, ni la propriété, mais un usage. Au sens où l’on pourrait dire d’un lieu qu’il est «  mon endroit préféré, celui où j’aime me promener ». Tu perçois là le double sens de l’adjectif, grammatical & politique, à partir duquel se construit la « propriété d’usage », que tu opposes à la « propriété lucrative ». Je ne me rappelle plus précisément comment, mais Emmanuel Hocquard écrivait quelque chose qui revenait à dire ceci : « quand vous dites ma vie. Comment pourrait-il être question de propriété ? ». ma plaque sensible est avant tout une plaque sensible. Puis elle deviendra cette plaque sensible. Celle dont j’ai besoin. Parler de sa plaque sensible équivaut en fait à décrire sa table de travail. C’est un art de la description, la description d’un outil déjà là et à notre portée, un dispositif de pensée plutôt qu’une théorie. La fiche de paye, ainsi révélée, sert de support au projet politique. En guise d’introduction, nous aimerions te soumettre ce petit texte qui, de manière concise, aborde la question de notre rapport à l’idéologie. C’est un synopsis écrit par Jean-Luc Godard pour une émission de télé, intitulée Six fois deux / Leçons de choses, diffusée sur FR3, en 1976.

Dans un café, discussion de travail entre deux types qui se communiquent leurs sentiments et réflexions à partir de documents divers.
L’un part plutôt d’un système d’explication du monde qu’il démontre à l’aide d’images et de sons assemblés dans un ordre certain.
L’autre part plutôt d’images et de sons qu’il assemble dans un certain ordre pour se faire une idée du monde.
Jean-Luc Godard, JLG/JLG


           Lorsque je t’ai demandé comment tu avais un jour envisagé d’exposer tes idées qui me semblaient renversantes, et que l’on trouve aujourd’hui dans tes livres, tu m’as répondu : « Je suis très heureux de t’entendre me poser cette question et je te remercie. J’ai mis douze ans pour écrire ma thèse (à quoi se sont ajoutés six ans pour la phase de rédaction). Douze années durant lesquelles j’ai fait l’expérience du bégaiement. Je bégayais au labo, où fort heureusement, je n’étais pas contraint de produire. Ce qui ne serait plus possible aujourd’hui dans ces termes, à travers les nouvelles méthodes d’évaluations mises en place comme la « bibliométrie ». Tout ce que je voyais ou observais, à travers les différents documents statistiques qu’il m’était donnés d’étudier, ne correspondait en rien (ou si peu) à ce que je savais, et que l’on m’avait enseigné ». Dans cette situation précédemment décrite, s’opère un décalage. Il se construit par le bégaiement. Le bégaiement est une forme de pensée souvent abordée chez Deleuze, par exemple. Là où la perception (ce qui est montré, perçu) met en question le langage (ce qui est dit). La « méthode plaque sensible » relève de ce conflit, de cet écart. Nous aimerions donc que tu envisages principalement cette intervention autour de ton expérience de chercheur. Tenter de décrire comment se sont révélés à toi les documents étudiés. Comment tu as vu ce déjà là ? Ces « éléments de déplacement du regard » auxquels tu fais allusion. Des choses qui, alors visibles, te semblaient impensables. Axer l’intervention sur ce décalage : cette expérience de l’étonnement. Tu parlais de l’errance qui précède ce moment-la. Il semblerait que ces douze années dont tu parles impliquent aussi une expérience du désaroi. Olivier Marboeuf (c’est le dirlo, tu le rencontreras) évoquait cette lenteur (et l’attente aussi) qu’implique obligatoirement tout procésus de révélation. « C’est lent à l’intérieur même du travail » disait-il. Un laisser venir où nous voyons monter l’image.

            Par la suite, quelles ont été les premières objections ou réticences auxquelles tu as été confronté parmi les chercheurs ? Quelle est ta situation parmi les différents courants de la sociologie ? Avec une partie consacrée à la critique incisive que tu fais de Bourdieu (pas courante pour un sociologue «  de gauche »).

            Enfin, comme tu le dit souvent : « Nous aimons travailler ». « Le travail est une réalité anthropologique fondamentale ». Nous aimerions que tu abordes comment se structure le débat, parmi les chercheurs, sur le plan anthropologique, du « salaire à vie », qui est au cœur du projet politique pour lequel tu te bats. En quoi le salaire à vie peut-il faire accroître le travail, dès lors que nous dissocions le travail concret (avoir un métier) de la mesure de la valeur (avoir un salaire, le travail abstrait). À ce sujet, reprendre des exemples de personnes ayant effectuées plusieurs carrières dans une même vie, comme un exemple d’émancipation par le travail, tout au long de sa vie.

           S’il t’est possible aussi, un petit point d’histoire au cours de la démonstration : que tu nous décrives dans les grandes lignes le fonctionnement d’une caisse de salaire (sécu, retraites). Prise de décisions, élections, rôle de l’état, etc. et leur évolution depuis 1945. Hommage à Ambroise Croizat, et un petit passage bien salé sur De Gaulle ne serait pas de refus.

          Prends ton temps, l’intervention durera le temps que tu le souhaites. J’ai souvent écouté, aux cours de tes interventions, la mise en circulation de ta voix (et de ta pensée) comme un effet « Boléro de Ravel ». Cela part d’un long crescendo très progressif, pour qu’éclate une modulation inattendue, qui finit en apothéose. Une danse traditionnelle andalouse que nous préférons laisser à son propre rythme. Ensuite, nous discuterons.

          À bientôt,
                              Simon Quéheillard 



Bernard Friot est économiste et sociologue. Il est par ailleurs l’un des membres fondateurs de l’association Réseau Salariat (à consulter sur www.reseau-salariat.info). Son dernier livre, L’enjeu du salaire, est publié aux éditions La Dispute.

> RÉSERVER POUR CETTE SOIRÉE

2 commentaires:

  1. Votre lettre est passionnante dans tous les points qu'elle soulève. Mais il y a un aspect, et non des moindres sur lequel il y a toujours discussion et qui semble ici un présupposé à mon sens irritant, à savoir le « Nous aimons travailler ». « Le travail est une réalité anthropologique fondamentale »
    En ce sens une vidéo visible à Bétonsalon à Paris sur 2 ouvrières de LIP qui s'exclament " qu'elle est cette histoire qui veut nous serions malheureux sans travail... que les ouvriers de LIP, privés de travail, travaillent quand même, mais non ! nous aimons ne pas travailler..."

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  2. Réponse de Simon Quéheillard :

    Vous connaissez peut-être ce sketch de Fernand Raynaud où un patron d’usine se met en tête d’aller voir « ses » ouvriers travaillant pour leur demander, dorénavant, de ne plus dire « je viens travailler, bosser, marner », mais « je viens m’amuser ». S’ensuit une scène désopilante où le patron obtient ce qu’il attend d’eux. À savoir, à la question « que faites-vous ici, quand vous mettez du charbon dans la chaudière ? », chaque ouvrier lui répond d’une voix rude « j’m’amuse… », formule qui donnera son titre au sketch. Il me semble que les ouvrières de LIP auxquelles vous faites allusion répondent à travers cet exemple à l’injonction qui leur est faite, leur signifiant de manière perverse leur dépendance à un travail qu’elle n’ont pas choisi. Cette citation « nous aimons ne pas travailler » est probablement une réponse à cette injonction faite de paternalisme (bien que le contexte précis de cette citation m’échappe à cet instant). Après, le débat « pour ou contre le travail » est une question qui, posée en ces termes, tourne en rond. L’affirmation de Bernard Friot selon laquelle « nous aimons travailler » est une manière de sortir de la constante culpabilisation actuelle dans laquelle se trouve « un demandeur d’emploi » qui refuserait un poste ne lui convenant pas (les conditions d’acceptations donnant lieu aujourd’hui à des lois de plus en plus coercitives). Le « travail » est ainsi constamment associé à l’idée de souffrance de laquelle le pouvoir tire notre culpabilisation de « ne pas vouloir travailler ». Il s’affirme là comme l’église catholique, en son temps, s’adressait aux pécheurs pour accroître son emprise. « Nous aimons travailler » renvoie à cette affirmation simple et fondamentale que l’on trouve dans n’importe quelle enquête ou documentaire radiophonique dans la bouche d’un « demandeur d’emploi » ou d’un travailleur, à savoir : « on veut se sentir utile ». Par la suite, il nous faudra distinguer (avec Friot) Travail et Emploi, Travail et Activité, comprendre comment est-ce la mesure économique de la valeur qui pose réellement problème (et non pas le travail concret en lui-même, au sujet duquel tout le monde s’accorde assez vite). Et c’est précisément cette reconnaissance monétaire qui détermine, selon Friot, ce que l’on entend par travail aujourd’hui. Selon cette acceptation, nous dit Friot, la société ne reconnaît pas un bénévole comme travailleur, elle le remise dans la catégorie des « activités utiles ». Pour Friot, cette séparation est aujourd’hui au cœur des enjeux de la lutte des classes.

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