Une soirée avec Gilles Tiberghien
Le 24 octobre 2012 à Khiasma à 20h30
Cher Gilles,
voici quelques pistes, si vous le souhaitez, concernant cette soirée du vingt quatre octobre en votre compagnie. Tout d’abord, nous serions heureux que vous puissiez nous faire part de l’évolution récente de vos travaux sur le Land Art, à travers cette nouvelle édition d’un livre pour lequel vous avez lancé un appel à souscription. D’autre part, un point d’ancrage que nous souhaiterions vous soumettre, concernant cette soirée, est l’exposition ma plaque sensible qui se tient actuellement à l’Espace Khiasma. Il n’y est pas question, à proprement parler, de Land Art, bien que ce courant et cette période de l’histoire représente pour moi une des sources principales d’intérêt dans l’art du XXème siècle. Mais un des points centraux de cette exposition, reprenant les mots de Robert Smithson, consiste à « se frotter à la matérialité du monde extérieur ». Les œuvres présentées y mettent exclusivement en scène des principes physiques et des procédures matérielles. Quels rapports, aujourd’hui, l’art entretient-il avec les forces matérielles qui animent nos sociétés ? La référence aux puits de forages pétroliers qui s’affirme dans le Kilomètre de terre vertical, de Walter De Maria, pourrait s’associer à cette idée (tout comme la référence de Carl André aux chemins de fer). Aujourd’hui, des forces considérables sont en jeu dans notre civilisation industrielle, tout comme, en leur temps, les sorciers disposaient du pouvoir de déclencher les tempêtes, d’où provient aujourd’hui l’expression « faire la pluie et le beau temps ». Je pense aussi à De Maria affirmant : « J’aime les catastrophes naturelles ». Dans cette exposition à l'Espace Khiasma, le film Maître-vent orchestre cette mise en scène à travers la puissance des courants d’airs engendrés par le passage de camions semi-remorques, sur le bord d’une route nationale (il s’agit là de la N19, située au niveau de la raffinerie TOTAL, en Seine et Marne). Un cinéaste comme Artavazd Pelechian a pu, lui aussi, aborder ces questions à travers un film comme Les saisons (mise en scène des forces naturelles dans l’expérience de la transhumance en Hongrie) ou bien Notre siècle (puissances techniques accomplies par l’industrie). Ce qui importe, pour l’heure, serait de pouvoir travailler à ce que Jean Lacoste nomme une « sociologie des sens », que nous pourrions aussi formuler par « un matérialisme des sensations ». Quelles implications les infrastructures techniques matérielles imposées à notre usage commun modifient-elles dans notre perception ? Le point de départ étant résolument une approche sensorielle, affirmant là une des spécificités de l’art. À travers les carrières, les mines abandonnées ou les paysages entropiques, il semble que tous les artistes du Land Art de la première génération, dont il est question dans votre livre, se sont confrontés à ces questions. J’éprouve une certaine émotion à la vue de la reproduction d’une photographie d’un paysage industriel de la côte est des Etats-Unis, dans le premier chapitre de votre livre. Elle affirme le lieu de production de la matière, à partir de quoi il nous faut penser. L’intérêt que peuvent y porter les artistes est alors inséparable d’un temps social qui rythme la cadence de nos sociétés. Cette question s’est aussi affirmée avec le constructivisme russe, au début du siècle. Je pense par exemple à la Symphonie des sirènes, du compositeur Arseny Avraamov. Une incroyable symphonie futuriste réalisée dans le port de Baku, pour le 5e anniversaire de la révolution, en 1922, avec les sirènes des usines et des navires de la mer caspienne, des camions, le moteur des hydravions, vingt-cinq locomotives à vapeur, des sifflets et des chœurs. L’art russe s’accompagnant bien sûr d’une forme d’exaltation que ne comporte pas le Land Art américain. On voit d’ailleurs mal comment l’entropie ou le désert du Névada pourrait servir à vanter les mérites d’un projet politique. Mais il est intéressant d’observer comment les artistes de ces deux grandes périodes historiques ont chacun bénéficié d’une grande dynamique sociale entraînant toute la société. Il y eu le constructivisme en regard de la révolution russe, ainsi que les évènements de mai 68 à travers le monde, et tous les mouvements sociaux des années soixante-dix, pour le Land Art américain. Qu’est-ce que le Land Art, aujourd’hui, dans un pays subissant une vague de désindustrialisation ? Quand un ordinateur portable tend à devenir lisse et plat, par une forme de simulation, reléguant la présence matérielle des objets dans une forme d’archaïsme. Je me souviens qu’enfant, dans les années quatre-vingt, nous mettions de véritables torgnoles au poste de télévision à tube cathodique lorsque l’image venait à défaillir, ou à disparaître, comme elle le faisait de temps à autres, dans une sorte de convulsion. C’était un rapport pour le moins musclé à la technique. Le Land Art de la première époque nous prémunit d’un monde où, comme le diagnostiquait Walter Benjamin, « une automobile ne pèse pas plus lourd qu’un chapeau de paille, et où le fruit sur l’arbre s’arrondit aussi vite que la nacelle d’un ballon ».
À l'Espace Khiasma, certaines des œuvres présentées sont marquées par la présence de résidus, objets échoués, déchets à l’abandon ou jetés au rebus (tel le matériau du chiffonnier), à partir desquels peut être envisagé la construction d’un vocabulaire, ou d’un alphabet. Après avoir été récoltés, ces objets sont rassemblés, puis classés, dans une sorte de boîte à outil, ou coffre à jouet, devenant le matériau à partir duquel pourra être penser la mise en scène d’un film. Ces objets à l’abandon témoignent dans la ville d’une forme de vacuité. Cette vacuité demeure pour moi un des espaces privilégiés de l’observation. Là où les choses, comme le disait Hannah Arendt, « sont dispensées de la corvée d’être utile » apparaît pour nous le lieu d’une expérience de pensée. La présence de résidus, et cela même au cœur de nos villes, induit de fait la présence d’un espace résiduel. « Je pense être d’accord, comme l’écrivait Smithson, avec l’idée de Flaubert selon laquelle l’art est la poursuite de l’inutile, et plus les choses sont vaines plus je les aime. »
Un autre aspect de l’exposition a trait à la question de « l’apparition des images » et de leur surgissement, à travers une série de photographies. Tout comme L’image dans le papier (titre d’un livre et de ma précédente exposition), ma plaque sensible tire son contenu du langage et de la procédure photographique. Les notions et principes matériels à l’œuvre dans ce processus déterminent ma « mythologie ». De l’image latente à l’image révélée, une matrice de la perception se construit. Ce à partir de quoi le reste se doit d’être appréhendé.
ma plaque sensible provient aussi de cette citation de Cézanne, décrivant le travail du peintre, dans le fameux texte de Joaquim Gasquet : « S’il n’intervient pas volontairement... entendez-moi bien. Toute sa volonté doit être de silence. Il doit faire taire en lui toutes les voix des préjugés, oublier, oublier, faire silence, être un écho parfait. Alors, sur sa plaque sensible, tout le paysage s’inscrira. Pour le fixer sur la toile, l’extérioriser, le métier interviendra ensuite, mais le métier respectueux qui, lui aussi, n’est prêt qu’à obéir, à traduire inconsciemment […]. » On pourrait distinguer deux temps dans le travail du photographe en laboratoire : l’acte de recouvrement (par contact) du papier par le révélateur (que l’on peut aussi appliquer au pinceau), ainsi que le voile de la photographie s’accomplissant de lui-même. Un temps propre à la révélation, accompagnant pour nous cette expérience de la lenteur, matériau laissé à son propre déploiement. Un laisser venir où nous voyons monter l’image.
L’image du carton d’invitation montre un papier journal sur le trottoir d’une rue de Paris. Le papier se présente d’abord par la structure de son pliage d’où il tire sa forme. Mais ce faisant, sa contrepartie informe se déploie d’un même élan. La fibre du papier, d’où émerge la structure du pli, est elle-même soumise à son propre poids. Le poids que la matière fait peser sur elle-même ressort d’un conflit. C’est un composé indécomposable. Une seule et irréductible feuille de papier. Il structure la potence et le corps d’un pendu, d’un seul geste. Se joue ici une relation semblable au Wall Hanging, de Robert Morris. Comme vous l’écriviez, « Carl André reprochait à Rodtchenko d’assurer la stabilité de ses sculptures par des éléments de fixations cachés, au lieu de les faire tenir par leur seuls poids et masse, il n’en déclarait pas moins en 1970 que son œuvre appartenait à la tradition des artistes révolutionnaires russes Tatline et Rodtchenko ».
Une des œuvres du Land Art se rapportant directement à cette idée de plaque sensible pourrait être le Bassin de terre vierge, d’Alan Sonfist. Un bassin de terre, de quinze mètres de diamètre, disposé sur le terrain d’une décharge d’industrie chimique, afin de capter les graines déplacées par le vent et commencer à en reconstituer la forêt. Après de multiples tentatives, c’est aussi ce principe là, de reconstitution de la flore, qui s’imposa à nous pour faire face à la profonde destruction mise en œuvre sur les champs de bataille de la marne, au cours de la guerre 14-18. Une guerre où comme l’écrivait Walter Benjamin, « des courants de haute fréquence traversèrent le paysage, de nouveaux astres se levèrent dans le ciel, l’espace aérien et les profondeurs marines résonnèrent du bruit des hélices, et partout on creusa des fosses à sacrifice dans la Terre Mère ». Description qui n’est pas sans rappeler une certaine Symphonie des Sirènes, comme le Champs de paratonnerres, de Walter De Maria. Alan Sonfist répondant ainsi au dérèglement entropique de nos sociétés industrielles.
Bien à vous,
Simon Quéheillard
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