samedi 1 juin 2013

Pour mémoire, entretien avec Badr El Hammami


Alors que « Mandrake a disparu » vient de fermer ses portes, nous publions un entretien avec l'un des artistes de cette exposition, Badr El Hammami, autour des deux œuvres émouvantes et mystérieuses qu'il proposait pour cette exposition.


Dans l'exposition « Mandrake a disparu », tes œuvres « Mémoire #2 » et « Sans Titre » sont exposées ensemble, en dialogue. Je ne sais pas si tu l'avais déjà fait auparavant, mais cela déplace quelque peu la lecture de chacune d'entre elles. Apparaît une troisième image, pleine de mélancolie, où les bougies de « Sans Titre » semblent commémorer l'image perdue de l'enfance qui est au cœur de « Mémoire #2 ».

C'est la première fois que la vidéo «  Mémoire#2 » et l'installation « Sans Titre » sont montrées ensemble, et il me semble fort évident qu'il y a un lien entre les deux. Dans la vidéo, il s'agit d'un retour sur un lieu de mon enfance, et dans l'installation, il s'agit d'en reconstruire une image. J'étais surpris la première fois à KHIASMA de les voir côte à côte, et finalement je trouve que les deux se complètent et déclenchent d'autres images. Par contre, quand vous parlez de la mélancolie,  personnellement je la retrouve plus dans l'installation « Sans Titre ». Je pense qu'elle a à voir avec la finitude, la dégradation, la perte et la conscience de la vanité des choses.
« Mémoire #2 » s'inscrit dans une série de pièces utilisant le miroir, qui devient tout à tour un outil pour voir ou au contraire occulter, éblouir. Il plane sur ces différentes variations comme un trouble, celui peut-être de l'identité, du retour sur soi et de sa représentation.
Je construis une image qui vient peut-être au départ d’une anecdote personnelle, et je la réinscris dans des champs que tout le monde peut s’approprier en réactivant ses expériences ou ses souvenirs personnels. C’est pour cela qu’il y a comme une forme de perte d’identité de l’image, du lieu ou de l’origine.

 
La question de l'exil et de la frontière traverse largement ton travail. « Mémoire#2 » est une pièce réalisée lors d'une résidence au Maroc après des années d'absence. Comment cette dimension a travaillé tes recherches dans ce contexte ?

Après avoir expérimenté les paradoxes de la frontière, et suite à une absence de douze ans, mon dernier séjour au Maroc m'a amené à questionner la problématique de la mémoire.
En  décembre 2011 Abdellah Karroum, directeur artistique de l'appartement 22, m'a invité pour une résidence de recherche au Maroc. En 2012 j'ai écrit un projet intitulé « Miroirs pour une mémoire ».

Il s'agit d'un projet constitué de deux phases d'intervention dans deux lieux différents. Le premier est l'école primaire « Moulay Rachid » à Al Hoceima au Maroc (Rif), où j'ai effectué ma scolarité dans les années 80. C'est dans cet établissement que j'ai appris à lire et à écrire. L'intervention était une forme d'initiation aux arts plastiques pour les écoliers.
Dans la première intervention, je me suis proposé d'initier une démarche artistique autour de cette question en introduisant l'élément nouveau qu'est le miroir. Peut-on s'en servir autrement qu'en mode rétroviseur ? Que donne t-il à voir, et comment ? Il était question de se regarder ou de regarder ailleurs dans le miroir. L'exploration à partir de cet élément visait à voir comment peuvent s'articuler l'objet miroir, et l'installation miroir/vidéo et miroir/photographie...

La deuxième intervention a eu lieu dans la ville de Rabat suite à ma résidence du mois d'août. J'ai alors réalisé une série de photographies intitulées  « Côte à côte » à la rencontre des commerçants ambulants. Chaque jour, je prenais le temps de faire leur connaissance, après une discussion, je leur demandais si je pouvais les photographier sur leur lieu de travail. Pour prolonger la rencontre, je retournais les voir pour leur donner la photo et leur demander de les prendre à nouveau en photo avec cette première photographie. 


Je trouve très impressionnante la capacité de l'œuvre  « Sans Titre » à produire une illusion à l'aide d'un dispositif très simple et à vue. Elle montre combien la capacité à voir une image est aussi liée à des images enfouies en nous dont nous acceptons, en quelque sorte, l'apparition que rend possible une œuvre. Peux-tu en dire plus sur l'origine de cette installation ?

C’est une image que j’ai voulu reconstruire. Comme beaucoup de monde, grâce à la télévision, j’ai assisté pour la première fois à une image de guerre en direct. C’était la première guerre en Irak. J’étais étonné de voir que l’on nous la présentait ainsi, pendant 20 minutes. C’était la première fois dans l’histoire que l’on transmettait une image de cette façon. Ce n’était pas une image journalistique, c’est à dire construite avec plusieurs plans ou des points de vue à travers la ville. Il s'agissait d'images d’une caméra fixe qui devait être posée, j’imagine, à l'intérieur d’un hôtel où il y devait y avoir des journalistes. Le plan ne changeait pas. C’était un plan fixe sur la ville de Bagdad. C’était la nuit. La forme de l’architecture était révélée par les bombardements. Quand il y en avait un, on voyait la ville et quand il n’y en avait pas, l’image était plutôt noire, avec cette couleur un peu verte de l’infra-rouge. Le fait d'assister aux malheurs des autres en direct, à la télévision, avait vraiment quelque chose de traumatisant. Ce plan là m’a en fait beaucoup marqué.
Dans « Sans Titre », j’ai voulu construire cette image. Je suis parti d’un souvenir d’enfance. Pour moi, il s’agissait ainsi de trouver une matière simple pour la reconstruire. Je collectionnais pas mal de caméras et de projecteurs Super 8, et j’ai cherché en projetant la lumière au sol. C'est là que tout se passe. J’ai posé des objets devant mais il manquait quelque chose. Un jour, j’ai essayé avec des bougies que j’avais à la maison. J’en ai posé trois et j’ai vu quelque chose apparaître. J’en ai acheté d’autres et j’ai retrouvé cette forme d’architecture. Ca a pris du temps, car au début je n’installais que quelques bougies. Finalement, j’ai réussi à obtenir cette image que je voulais reproduire.


Comme l'exposition a duré près de deux mois, les bougies de « Sans Titre » ont fini par complètement se consumer. Je pensais que la pièce perdrait quelque peu de son attraction lorsqu'il n'y aurait plus d'ombre alors que finalement elle ne fait que changer de nature ;le spectateur cherchant à reconstituer mentalement l'image que suppose le dispositif. On entre alors dans le régime du récit, du mythe...

Dans l'installation «  sans titre » que j'ai réalisé avec le projecteur super 8 et ces bougies qui font la ville qui brûle, il y a un effet noir et blanc. Il n’y a pas de volonté d’effet du réel. Je n'ai pas installé une scène comme on peut en voir actuellement avec des écrans géants, avec une visibilité accrue ou un hyperréalisme. Au contraire, on a l’impression qu’il y a des lumières captées. Il s'agit peut-être d'une manière de reconnaître une situation par sa lumière, ou ses lumières. Une lumière porteuse de sens ou au moins qui permet l’ancrage du spectateur dans une atmosphère. Je pense que la lumière crée des atmosphères particulières.

Propos recueillis par Olivier Marboeuf, Mai 2013 




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