samedi 24 avril 2010
Avec ou sans Game 1
On n’imagine pas l’écriture de Jérôme Game sans Jérôme Game lui-même. Elle existe en livre, elle est espacée sur des pages blanches, assez polie, sage. Mais les éditeurs successifs ( Al Dante, Éditions de l'Attente) n'oublient pas de glisser un disque à la fin de l'ouvrage. C’est que Jérôme Game est un écrivain sonore. C’est par là qu’on découvre la chose, par le son particulier que cela fait. Pas uniquement le timbre de la voix, feutrée, étonnamment paisible, mais par les sautes de son. On croit à un disque abîmé ou à un jeu sur le volume de la bande. Quelqu’un s’est excité sur le bouton de la table de mixage. On imagine une espèce de DJ sans trop y croire. Ou un type avec des ciseaux, plus probable, quelque chose plutôt Vieille Europe que Detroit spirit. C’est que ça cut, ça cut un peu partout, aux endroits qu’on attend pas, entre les lettres et même dans les lettres, ça incise les consonnes, ça va jusqu’au bruit de la consonne ouverte, un peu après le milieu, c’est le froissement du mot qui ne finit pas, ou finit quelque part mais pas dans la voix, finit mais pas ici, finit autre part, dans l’esprit. La lecture de Game impressionne en direct. Elle coupe avec précision, repart en décompressant, troue, saute, imagine le bruit d'un carambolage des lettres, le son d'un blanc. On suit sur une route accidentée quelque chose qui se raconte, des lieux déjà et des impressions de lieux. On note tout de suite qu’il s’agit de points de vue, que tout est dans le point de vue, que la scène est vue de quelque part et qu’elle est redonnée quelque part, en morceaux, et que la scène ce peut-être le corps aussi, ce peut-être la circulation des flux dans le corps, que la scène c’est le sang dans les artères aussi, les sécrétions, que ça bouge dans cette scène, que ça salive et que la scène c’est aussi la langue.
Pour Relectures 9, le festival de Khiasma, Jérôme Game est venu lire Flip Book et quelques autres textes autour. La mécanique Game est ici plus souple, presque fluide, limpide. Ça va comme un travelling, ça glisse dans du cinéma, c’est huilé. C’est du film, du film de cinéma. C’est comment le regard suit un plan, c’est toujours l’histoire du point de vue qui fait semblant de regarder là où le plan nous mène, nous fait glisser, mais qui accroche des détails, qui regarde à l’intérieur, plus profond pour voir le détail de la couleur des sièges, leur matière, le sentiment de froid sur la nuque. C’est la recherche de comment cela fait en vrai d’être dans l’image. C’est la langue qui parle à l’oreille mais une oreille perdue dans l’herbe, dans Blue Velvet, et après, on a l’impression que c’est juste après mais c’est plus tard, on arrive à Lost Highway, et on le sait dès le départ qu’on va en arriver là, même si on fait des détours, sur un skate avec Larry Clarke, qu’on passe par les corps de Van Sant, de Claire Denis et les peep show d’Haneke, on sait que ça joue beaucoup sur l’histoire de la voiture qui glisse dans le paysage l’histoire de Jérôme Game. Que c’est la matrice. L’avion aussi. Le skate, c’est pareil. C’est l’histoire de mécaniques qui produisent des points de vue et le corps là-dedans qui est transporté. Le corps qui se cale, qui essaye de trouver sa place dans un coin un peu obscur, qui veut la sentir la chaleur, qui veut être dedans. On se dit que voilà, ça roule, on est sur les rails.
Mais après, ça recommence à se dérégler, ça coupe. C'est plus ample, ça coupe plus large cette fois-ci, dans la syntaxe, la jointure des phrases. ça disparaît dans des micro-fissures, des crashs. Ça met des images vides subliminales sur la bande. Ça dérape. Comme dans l’Amérique de Lynch, Amérique éternellement fifties qui perd son vernis, recrache sa part obscure. Ça se passe la nuit, c’est le passage de l’autre côté des choses, et c’est ce plan qu’on ne peut pas oublier de Lost Highway, ce couloir obscur, ce noir presque parfait qu’il faut traverser pour retrouver une femme invisible dans la chambre sur le lit, ça ne dure que quelque secondes et c’est le plus grand film jamais réalisé, pas le film entier mais ce moment précis où on est presque dans le noir complet, dans un noir incroyablement intense. Mais c’est trop tard on a traversé, on sait qu’on ne la trouvera pas, qu’on trouvera une autre créature. Même si cette scène n'y est pas -dans Flip Book- elle est dans la langue de Game, l'endroit où se perdent des choses, où on n'y voit plus rien qu'une sensation de présence, une persistance rétinienne. L'auteur préfère s'attarder sur des scènes où ça tend, où le corps envahit le plan, où Patricia est à genoux, Harvey s'enfonce l'aiguille avant cette danse inoubliable, où Gena fait tout de manière si différente qu'on se dit qu'elle termine définitivement une histoire du geste, que personne après elle ne pourra plus faire ça comme ça. On se rend compte qu'il les appelle par leur vrai prénom, pas celui du film, le vrai qu'on pense être le leur dans la vie. On avait pas remarqué que ça débordait là aussi, qu'on n'était plus dans l'histoire du personnage, qu'on était dans la chair en vrai.
Plus qu’un prétexte – traverser les plans de films aimés- Flip Book est peut-être la version étendue de la langue de Game, où se déploient ses propres plans, les déplacements de son regard dans l’espace, le jeu des points de vue, le goût du mouvement mécanique, de l’industriel dans lequel le corps pose ses impuretés et la langue imprime ses pulsions.
Voir un extrait de la lecture de Jérôme Game lors de Relectures 9 à Khiasma le jeudi 8 avril 2010 > ici
Flip Book a été écrit en résidence au Triangle à Rennes en 2006 et a été publié en 2007 par le Triangle et les Editions de l’Attente.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire