Buster Keaton, un célèbre distrait |
Soirée de clôture avec Simon Quéheillard
Le samedi 17 novembre à Khiasma à
20h30
Cher Simon,
Nous voici au terme de ton exposition
ma plaque sensible qui a duré deux mois à l'Espace Khiasma. Notre aventure partagée est évidemment
plus longue. Il y a plusieurs années, tu présentais ici tes vidéos
de flaques lors d'une soirée de projection et nous parlions déjà
ensemble en 2010 de ces questions d'entropie qui trouvent de nouveau
un écho particulier dans ton dernier film Maître-vent.
Sur le modèle des invitations que tu
as adressées à Bernard Friot et Gilles Tiberghien, je t'écris ici
à mon tour pour t'inviter à partager avec notre équipe et le
public, ce dernier moment de ton exposition. Evidemment de nombreux
sujets me viennent à l'esprit, certains anciens et récurrents dans
ton travail, d'autres plus récents comme la question burlesque et
cette relation particulière que tu entretiens avec le cinéma –
comme art mais aussi comme dispositif – que j'ai découverte à la
faveur de cette exposition. Difficile dans cette invitation de
balayer tous les sujets que nous avons ouverts souvent tard dans la
nuit lors de l'accrochage en mettant en commun et en chorale nos
talents de bavards. Je m'arrête sur quelques points pour cette
invitation qui devra fatalement en appeler d'autres.
Pour tout dire, selon un principe
maintenant éprouvé, je me suis de nouveau rendu compte qu'à chaque
fois que nous nous attelons à une question, celle-ci semble présente
en toute chose que nous rencontrons par la suite. Aussi, depuis quelques mois,
tout m'a semblé relever de l'apparition, qu'il s'agisse de formes ou
d'idées – notions qui d'ailleurs se rejoignent dans ma
considération de l'art comme une pensée au-delà même de la
littérature critique qui l'accompagne. Il s'agirait alors de créer
les conditions pour percevoir « ce qui est déjà là »,
de « faire monter l'image » qui est sous nos yeux.
Les conditions dont je parle ici, il me
semble bien difficile de les nommer avec précision. Elles résistent
à la définition dans la mesure où elles relèvent avant tout de
l'expérience, c'est-à-dire d'une certaine forme d'engagement –
engagement qui, convoquant une présence aux choses, est peut-être
la dernière barrière au « devenir communication » de
l'art et à la transformation des œuvres en signes. Mais l'image
n'apparaît pas parce qu'on la force à se former, elle nécessite
une disposition. J'ai pensé à cette idée de disposition car elle
permet d'englober en un seul geste le principe du dispositif mais
aussi la notion de disponibilité, c'est-à-dire autant des
conditions matérielles qu'une qualité particulière de présence de
celui qui s'engage dans l'expérience de voir.
Construire l'exposition ma plaque
sensible a permis d'expérimenter ensemble cette pensée du lieu
à laquelle je suis sensible et dont nous avons souvent parlé :
imaginer le lieu au-delà de sa forme matériel comme un dispositif
d'apparition, un jeu de situations qu'il serait possible de réindexer
à l'infini – comme je l'évoquais il y a quelques temps dans le
texte de mon intervention à Lorient, Tout ce que j'ai vu a disparu. Prendre ainsi une certaine distance avec l'idée
d'institution culturelle, de centre d'art, pour imaginer le lieu
comme une dimension de l'œuvre. La manière dont tu as fait de ton
exposition à Khiasma à la fois un espace pour voir tes œuvres mais
aussi un lieu de rencontre pour continuer à en étendre les
perspectives – du Land Art à la fiche de paye – compose pour moi
une dimension importante de ta proposition. Tu vas ici clairement à
l'encontre de l'idée d'une totale autonomie de l'œuvre comme
marchandise mondialisée pour quelque part l'inscrire dans un
contexte qu'elle change et qui la change. Nous reparlerons de cette
question de l'ancrage qui est aussi le sujet que je tente de mettre au
travail dans ma proposition pour la Biennale du Bénin, partant du
postulat qu'il ne peut y avoir de pensée politique sans un lieu à
partir duquel on parle.
J'ai noté une autre chose. Comme nous
l'avons déjà évoqué ensemble, ces conditions pour voir, cet
engagement appellent paradoxalement à une certaine distraction.
Alors qu'il semble nécessaire d'aiguiser nos sens, l'usage du terme
de distraction peut paraître paradoxal si on l'entend comme une
forme d'inattention. Je l'imagine pour ma part comme un principe
d'intelligence des bords, des marges, de ce qui dans notre vision
périphérique reste plongé dans le flou – peut-être qu'à partir
de là, nous pourrons venir à parler de « l'excentrique »
qui me semble faire le lien entre cette idée de décentrement et la
notion de burlesque qui apparu plus clairement dans tes travaux récents. C'est à mes yeux
le propre des artistes que de prêter une attention particulière à
ce qui n'est pas au centre, de regarder ce qui n'est pas le sujet, de
développer une certaine « déconcentration » du regard.
Cette acuité demande une certaine disponibilité dont nous nous
sentons de plus en plus orphelins dans les formes de vie que nous
offrent nos sociétés. C'est cette disposition que la pensée chinoise
nomme le «non agir» et qui me semble irriguer
l'imaginaire de ton travail. Mais de tout cela, nous aurons
l'occasion de reparler.
À ce soir,
Olivier Marboeuf.
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