dimanche 12 juin 2011

Feuilleton d'un chantier 11



Le premier bûcheron se réveilla nu au sommet d'un arbre. Il était entouré de fourmis. Elles mordaient des feuilles en se tenant immobiles à la verticale. C'était un spectacle surprenant. Mais il ne pensa pas à leur disparition prochaine, il ne pensa pas à la main invisible qui les avait déposé là. Au poison qui les traversait peut-être. Il ne chercha pas à en savoir plus sur sa propre situation, l'endroit où ses habits avaient disparu, la force qui l'avait emporté jusqu'à la canopée.
Un vol d'étourneaux dessinait des visages dans le ciel. Il ne pensa pas au visage de sa mère. Il ne pensa pas au royaume de l'enfance, il ne pensa pas aux portraits des ancêtres, il ne pensa pas aux mythes indiens, il ne pensa pas aux aurores boréales où dansent les esprits des animaux.
Au loin la forêt lui semblait ridiculement petite. Pareil à une maquette. Il ne ressentait plus le trouble de la distance. Ni l'excitation de l'exploration.
Il apercevait la clairière grisâtre où il avait si longtemps travaillé et la forêt tout autour qui se déployait en un motif circulaire et répétitif. Il voyait distinctement qu'un cratère s'y était formé. Il voyait des montagnes aussi, un paysage alpin. Il pensa à la chute d'un objet stellaire. Il pensa à la subduction, à la rencontre des plaques, à la croûte terrestre glissant lentement sur l'asthénosphère. Il pensa à l'érosion, aux glissements de terrain. Il ne voulait pas penser à l'action de l'homme. Il ne voulait pas penser à l'autre bûcheron défonçant méthodiquement le sol. Il refusait de le voir progresser sous terre dans un tunnel d'évacuation rempli de ventilateurs. Mais cela relevait de l'évidence, c'est bien là que l'autre avait disparu.
Maintenant les étourneaux dessinaient dans le ciel des visages célèbres, des présidents américains, des milliardaires, des stars de cinéma, des leaders noirs assassinés, des otages au teint brumeux, des ayatollah. Il ressentait à quel point ils avaient été inutiles. Inutiles et lâches. Aveuglés par leur métier de bûcheron accompli chaque jour sans vouloir en savoir plus. À cautionner les massacres, à cautionner les viols, les mutilations, les frappes aveugles, à donner leur force vitale à une entreprise de destruction. Les étourneaux dessinaient dans le lointain des bannières magnifiques et inconnues, drapeaux où des têtes de squelettes souriaient au milieu de fruits exotiques et de femmes dans des postures obscènes. Hommes roulant des yeux en fumant des pipes d'os, géant Black-Face écrasant des buildings sous un ciel étoilé. Il savait qu'il devait descendre mais n'y parvenait pas. Il voyait la nuit venir de tout côté. Mais il resta là à fixer l'horizon où disparaissaient de derniers motifs fascinants qu'il fut incapable de nommer.

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Ce texte fait suite à l'exposition Où, quand, comment ?, œuvre créée in situ par Studio 21bis
à l'Espace Khiasma et présenté du 6 Mai au 11 juin 2011.
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