samedi 15 janvier 2011
Wonderland / Entrée n°1 : Du temps disparu
Insomniac (2010)
Je me rappelle d’une pièce de jeunesse d’Hee Won Lee qui s’appelle Promenade (1). On y entend une famille – la mère et les enfants ; le père est absent - déjeuner et se préparer avant le départ à l’école. C’est un film très simple, avec pour toute image des aplats de couleur qui changent au rythme des situations ou des locuteurs. La scène nous est racontée par de brefs inserts de textes, tandis qu’un son d’ambiance et quelques voix nous installent dans le paysage sonore de ce moment de vie. Si le ton est ici encore léger – la plus jeune des filles décide finalement de ne pas aller à l’école et de marcher au hasard dans la ville à la découverte de nouveaux terrains de jeu - on retrouve dans cette vidéo l’essentiel de ce qui compose la singulière étrangeté de l’univers d’Hee Won Lee. De la représentation des corps parlants, il n’en a pour ainsi dire jamais été question dans son vocabulaire plastique. Un effacement qui fait écho à toutes les absences nichées au fil de ses œuvres ultérieures - absence des proches, solitude urbaine, abandon. Promenade met en scène le début de la journée, le levé du jour, le cycle de la vie quotidienne. Dans le travail de Lee, tout se passe à la frontière de la nuit, dans ce fragile passage entre le monde des rêves, des fantômes – Wonderland - et le « ressurgissement » in extremis du réel. Comme si tout pouvait ne jamais reparaître, comme si chaque nuit rejouait la possible consumation de l’image du monde.
Dans la plupart des expositions de vidéos, diffuser les œuvres en boucle est une question complexe, un équilibre difficile à trouver entre l’espace-temps singulier de l’exposition, celui que le spectateur construit et le temps même des films, leur déroulement linéaire, leur début, leur fin. Cette question ne se pose d’évidence pas pour l’œuvre d’Hee Won Lee. La boucle est inscrite depuis longtemps dans son écriture artistique. La plupart de ses œuvres fonctionnent ainsi selon un temps cyclique, temps qui change pourtant progressivement de nature. Alors que Promenade s’inscrivait encore dans le cycle de la vie sociale, un autre régime est mis en scène dans Karaoké puis dans Phone Tapping. Un temps désynchronisé des rythmes biologiques et sociaux, où la nuit devient le cœur d’une scène mentale, le substrat d’une société hertzienne.
Si, dans les propositions plus récentes d’Hee Won Lee, le principe narratif est en recul, il ne disparaît jamais vraiment. Il se cache parfois dans l’espace étroit d’un titre lorsque l’artiste appelle Insomniac une boîte suspendue dans un espace blanc supportant 48 néons qui s’allument de manière erratique. Des œuvres formellement très éloignées dialoguent ainsi par cet endroit de la disparition du temps social. La Miss Lee de Karaoké, observant Séoul plongée dans la nuit, ne dit-elle pas sur un ton résigné : « Je n’arriverai pas à travailler la journée ». Entre Karaoké et Insomniac, pièces distantes de plusieurs années, toute référence à l’humain a disparu, ce ne sont plus des hommes et des femmes qui ne trouvent pas le sommeil ou convoquent des fantômes mais une ville automatisée qui bat au rythme de ses propres flux ou même plus - ce qui pourrait être un programme pour les œuvres à venir de l’artiste - une forme de climat, d’écosystème de l’électricité dépouillé de toute géographie, de toute inscription sociale, de tout autre discours que celui généré par des calculs. Une ville « impermanente », algorythmique. Comme Insomniac, 108 met en scène un monde de machines qui ne s’arrêtent jamais. Les récits qui remplissent l’espace bleu de l’écran, aussi intimes et violents soient-ils, ne parviennent jamais à s’imprimer durablement. Ils seront bientôt envahis par leur propre logorrhée, enfouis dans la masse des mots crachés par une mécanique qui semble pouvoir rejouer à l’infini les drames – les fictions - comme elle ouvrageait hier encore les biens de consommation de la modernité. Autre siècle, autre marchandise.
(1) C’est une pièce qu’elle a réalisé à l’École nationale supérieure d’art de Nancy où elle étudiait et où j’enseignais à l’époque.
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Pendant tout le temps de l’exposition Wonderland (13 janvier - 5 février), Olivier Marboeuf propose, sous la forme de courts textes, diverses entrées dans l’œuvre d’Hee Won Lee. Suivez la publication des textes sur ce blog.
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