mardi 19 juin 2012

Robinsonnade VIII: Soi-même comme blanc-bec.



Kahnawaké, le nouveau territoire, internet. Interdit – Internet. Ou ce vieil adage qui trotte dans ma tête de blanc-bec: « Internet, c'est pas net ».

Pas net – l'internet, ou même ici la « blogosphère » est un territoire de jeu. Internet joue. Internet joue d'un trouble. Kahnawaké et les casinos en ligne. Jouer en ligne, c'est peut-être l'essence même de ce que peut être internet. Inter-net, et entre le net peut exister le jeu – le jeu dans le trouble.
Homo ludens – l'homme qui joue et: l'homme joue, comme cette grande et prétentieuse vérité. Et toutes les théories du jeu. Entre autres choses, on dit que le jeu est un moyen d'appréhender son territoire. Le jeu est le mode sous lequel les animaux s'approprient leur territoire. Chose assez évidente, finalement, mais qui prend d'autres proportions lorsque l'on pense à la dimension éminemment (on a déjà parlé de l'éminence, et des mondes souterrains qu'elle recouvre), donc, la dimension éminemment joueuse de la Cruauté.

Le jeu dans le trouble, et, par suite, le jeu dans la Cruauté. Par un effet de chance (car jouer, c'est encore tenter sa chance) les notions semblent littéralement tomber les unes des autres – échoir, comme l'échéance de la chance.
Alors la Cruauté serait échéance ou déchéance – bien sûr résonne là l'enfer de l'éminence. Ou l'éminence de l'enfer, du Mal. La question est: ce Mal – s'agit-il du mal que l'on oppose généralement au bien? Ou bien s'agit-il d'un mal qui serait au-dessus, au-delà de la distinction bien/mal? Comme un Mal originel?
Et n'est-ce pas ce Mal originel que représente l'Autre? Pensez à Sartre, si ça vous chante. Mais pensez-donc aux blancs-becs, dans mon genre. Et si l'on disait: l'enfer, c'est moi? Dostoiëvski n'est pas loin, de même que Stavroguine, le personnage central des Démons, et qui hante le roman plus qu'il ne l'habite.
Stavroguine – ou le raffinement, non pas russe, mais européen, qui se repaît de désordre et de trouble, fondamentalement et mentalement nihiliste, d'un nihilisme presque christique (et non pas critique), fasciné par l'extinction de toute différence. Extinction non pas radicale et tranchée, qui n'est pas rejet. Mais plutôt l'extinction de la différence par son anonymat, par sa massification.
Noyade de la différence, comme Ophélie face à la folie d'Hamlet.

Précision: citer Dostoïevski et Shakespeare dans un même texte est presque suicidaire (l'expérience suicidaire de l'écrire dont parle Cioran, peut-être?) car, contre un avortement, c'est noyer leur apport dans leur richesse même. Si vous voulez, il y a trop de choses en eux, et tout est noyé, et il n'y a pas sens à dire « Hamlet », « Ophélie » ou « Stavroguine ». Ces figures se vident en même temps qu'elles s'énoncent; comme le mot « silence » s'éteint en ce disant.

Je n'avoue pas ma défaite, mais je m'avoue blanc-bec.
Blanc-bec: celui empêtré, noyé inexorablement dans une masse (internet?) et qui ne portera sur la différence que des propos, à défaut de propositions, toujours empreints de leur présent – c'est-à-dire empreints/emprunts d'un passé donné comme trouble, mais aussi comme passé. « Passé » sous « silence ».
L'aveu est donc: pour moi, ces choses – les oppressions, les colonies – se donnent comme passées.
Peut-être – et plus qu'il ne l'imagine – le travail d'Olivier Marboeuf tend à penser (au moins penser – c'est dire! Et en même temps ne pas dire...) le caractère présent de la différence.
En-deçà de ce présent – dévorés que nous sommes par le fait que le passé ne cesse finalement de passer, sans jamais se présenter – en-deçà de ce présent, je suis condamné au trouble, à l'internet, à ces robinsonnades.
Je reste (le reste comme nouvelle catégorie, nécessairement bête, de la liaison entre passé et présent) je reste un blanc-bec. Ou un échiqueté?

Les blancs ne savent pas sauter. Les blancs-becs ne savent pas atterrir. Comme le dit Jean Durançon (dans son livre sur Georges Bataille), nous ne sommes jamais à la hauteur, mais toujours un peu au-dessus. Jamais à la hauteur. Toujours au-dessus. La piste que nous cherchions est une piste d'atterrissage. Faudrait-il que l'on se coupe les ailes? Et que fera-t-on d'un tel sacrifice?

Observation: certains oiseaux (ceux que j'ai vus étaient des pigeons – au hasard) étendent leurs ailes pour les abreuver de soleil. Ils se posent, toutes ailes déployées, et la chaleur du soleil les réchauffe. Leurs ailes, que l'on croyait servir à voler, servent aussi, et en fait, à emmagasiner de la chaleur, de l'énergie. A voler au soleil de l'énergie. Ce que seraient des ailes en-deça de la hauteur...

Vendredi – non la vie sauvage – mais un drôle d'oiseau, auquel on n'aurait pas coupé les ailes, mais qui les déploie à même le sol pour s'abreuver d'une lumière qui, au moins, le réchauffe. Vendredi se réchauffe avec Robinson (oh!), parce qu'il peut parler avec Robinson? Parce que Robinson lui apprend l'anglais? (l'angulaire anglais – l'angulaire langue anglaise, géo-métrique et ortho-normée, à la mesure du monde et légiférante)

Vendredi – l'oiseau dont le bec est blanc.
Clouer le bec, comme une crucifixion.

Robinsonnade VII: Soi-même comme éclat.



Sortie de soi vers l’autre. Comme éclatement. Eclats. Fragments. Disparate. Disparition. D’où la nécessité des cartes. Les cartes ne sont pas des vues globales, mais tracent les chemins vers les différents éclats.

vendredi 15 juin 2012

Robinsonnade VI: Soi-même comme 10.

Une autre question: pourquoi TEN? Pourquoi 10? Pourquoi y a-t-il dix doubles, ou clones?
Plusieurs possibilités: 
10 représente les 10 doigts des 2 mains.
10 représente la perfection dans la culture anglo-saxonne.
10 vient après 9. 9 est le nombre de l’homme dans l’imaginaire apocalyptique. Comme un au-delà de l’homme. 10 renvoie aux Commandements ou aux plaies d’Egypte.
10 relève de ce qu’on appelle l’algèbre de position, c’est-à-dire que l’on amorce une nouvelle série à partir du 1 en y apposant un 0. 1 et 0. Nietzsche, Crépuscule des Idoles: « Comment? Tu cherches à te multiplier par dix, par cent? Tu cherches des disciples? Alors cherche des zéros! » Le zéro constituant ici l’aliénation du disciple, le dix de Goldbach renverrait à ses clones comme de pures aliénations. Pures aliénations (alliées nations?) qui ressemblent en tous points à leur modèle.
Ressemblance parfaite (dix comme perfection) en sorte qu’on ne peut plus distinguer le modèle des copies. En sorte qu’il n’y a plus que des modèles, ou plus que des copies. Ou bien… ou bien. Et l’on tombe dans un manichéisme, où tout est soit noir soit blanc. Il n’y a pas d’entre-deux, il n’y a pas de différence quantitative, mais qualitative. Ou tout l’un, ou tout l’autre. Mais ces deux touts ne peuvent cohabiter que dans l’espace déployé par Niklas Goldbach. Et cet espace lui-même ne peut se déployer qu’à partir de 10, qu’à partir du moment où au 1 est adjoint un zéro, c’est-à-dire l’aliénation. Et par un effet de retournement (le retournement hégélien qui fait que le maître devient lui-même dépendant de l’esclave, a besoin de lui, de son travail - maîtrise devient méprise, et, oh! quelle méprise! on confond esclave et maître) il n’y a plus qu’un indécidable: ou ce sont tous des 1, ou tous des zéros.

TEN dit au fond la même chose que Ferdinand, dans Pierrot le Fou, à Marianne, alors qu‘ils vivent comme deux Robinsons: « avec toi, c’est pareil, sauf que c’est le contraire. » Avec TEN, c'est la même chose, sauf que c’est l’inverse.

jeudi 14 juin 2012

Robinsonnade V: Soi-même comme vivant.

 La question est donc: pourquoi la réalité est-elle indexée à la vérité? Pourquoi faut-il qu’une chose vraie soit réelle, et inversement, qu’une chose réelle soit vraie?
On pense tout à coup à dieu - et l’on voit combien la question de la démonstration de son existence est déterminante. dieu est vrai, donc il doit être réel. Mais dieu n’a rien d’une chose dite « réelle ». Ou comme disait Lacan, « Le réel, c’est l’impossible ». Par quoi précisément l’impossible devient éminemment possible. Et par quoi l’on voit que le contraire du possible, ce n’est pas l’impossible, mais un autre possible. L’impossible n’est pas négation du possible, mais de l’autre, en tant qu’autre.
Ou si l’on veut, il fallait qu’au possible soit opposé quelque chose comme l’impossible, afin de maintenir à l’écart l’autre. L’impossible, c’est l’Un-possible, c’est la possibilité de l’exception, cette exception qui « confirme la règle ». Un peu comme dieu. Sans doute l’impossible a à voir avec ce que l’on a appelé la théologie négative - qui dit que dieu n’est pas ceci, ni cela, mais il est éminemment ceci, et il est encore éminemment cela…
Eminence. Le sens propre: élévation de terrain, saillie. Comme l’appartement dans le film de Goldbach. Elevation qui indique la supériorité, ou encore, l’excellence.
Cella: garde manger, grenier, ou cellier
Cellatio: suite de petites chambres pour domestiques.
Vient de kel (« couvrir ») qui donne aussi celo, occulo « cacher », puis grec kalia (cabane) et plus loin gothique halja qui donne hell « enfer, monde sous terrain ».

Ogotemmêli, chasseur dogon aveugle, qui dévoila la richesse de la mythologie Dogon à Marcel Griaule, dans un ensemble d'entretiens sous le titre "Dieu d'Eau"

A noter que chez les Dogon, les morts sont « enterrés » au dessus du village, dans des sortes de greniers supérieurs. En sorte que la structure du village vivants/ morts, répond à la structure de la maison, où le grenier renferme les réserves de nourriture. Il y a donc une économie de la mort - oïkonomia, en grec, ce sont les règles de la maison - qui voient les morts constituer l’énergie en réserve pour les vivants. (voir Jean Rouch)
Pourquoi cette digression sur les Dogons? C’est qu’elle éclaire notre chemin, qui va de l’excellence, au garde-manger, à la cabane, sans doute celle de Robinson, pour révéler une certaine économie de la mort. Qui est tout autant une économie de la vie, ou plutôt, une économie des vivants et des morts, pour ne pas dire des morts-vivants, puisque l‘on parle aussi de l‘enfer. Ce ciel qu’ils habitent, ou plus près chez les Dogons, ce « grenier », tout cela semble répondre, structurellement, à nos possibles qui hantent par leur virtualité, la réalité.

Et c’est l’angoisse de Robinson qui se trouve ici redéfinie. Il ne s’agit plus simplement d’un enchaînement/déchaînement de possibles qui le troublent, et les fantasmes de dévorations peu innocents qui le rongent. Robinson est environné de fantômes, de morts dont il sent qu’ils sont une réserve d’énergie, mais une énergie qui en même temps qu’il s’en nourrira, le possèdera, ainsi cette conscience, dite diabolique « evil », qu’il voit en lui-même insinuer de l’autre, s’insinuer comme autre. On pourrait dire que Robinson fait l’expérience de la folie, mais on pourrait dire que Robinson fait l’expérience de la conscience. Et non loin du stade du miroir, il s’appréhende lui-même comme sujet, mais cette appréhension relève toujours de l’image, est une image, un reflet.
Robinson a peur de ce devenir autre que lui-même, peur de ne plus se ressembler, mais pourtant, et c’est bien ce que le texte nous dit, c’est bel et bien lui-même qu’il finit par reconnaître, et c’est finalement une chose qui le rassure. Elle le rassure, mais la menace semble persister, de la même façon que devenu autre, il est toujours soumis à la possibilité que, de cet autre reconnu sien, il dérive vers une nouvelle forme d’altérité. En somme, puisque j’ai pu changer une première fois, je peux encore changer une autre fois: le moi est fondamentalement instable, et dernier. Il n’est plus au centre de soi, mais à la périphérie, c’est lui qui est reconnu, et non l’autre. C’est à l’aune de l’autre que j’accède à moi-même.

Décentrement - comme les divagations d’Un Archipel. Autant d’ilôts situés « à la périphérie de Paris », mais aussi à la périphérie d’eux-mêmes. « La périphérie d’eux-mêmes », le génitif peut ici s’entendre dans tous les sens - la propre périphérie de l’ilôt, comme la périphérie par rapport à un autre ilôt. Le chant, comme marqueur du territoire, comme une invocation. Invocation qui est en même temps évocation. Dedans/dehors. Il faut sortir du dedans, dans le dehors, pour faire sien le dedans. Mais une fois mis le pied dans le dehors, le dehors vacille comme dehors, et il devient dedans, tout comme le dedans dehors. 

Revenons à notre économie dogon, et aux angoisses de Robinson: tout comme le dedans devient dehors et réciproquement, les vivants deviennent les morts et les morts les vivants - c’est tout le schéma de la possession, mais aussi de la nutrition. Ce n’est pas un hasard selon nous si la "culture", c’est aussi bien ce qui doit produire de la nourriture, et ce qui nourrit l’esprit - est-il nécessaire de rappeler que colo, en latin, c’est cultiver la terre, mais aussi adorer les dieux? Vous n’enverrez plus vos enfants en colo de la même façon, après ça. Ce qui nous ramène aux colonies…

mercredi 13 juin 2012

Robinsonnade IV – Soi-même comme réel.

Carte postale - "Robinson Crusoe Island, one of the best party islands in Fiji" selon Lonely Planet (sic)


Quelque chose de la question reste en suspens.

Ce quelque chose qui reste en suspens, c’est l’ensemble des possibles que la réponse n’élude pas. Au contraire, la réponse se donne comme un possible réalisé, mais toujours riche virtuellement des possibilités relevées par la question. Le possible réalisé, et par suite, la réalité devient riche (riche? Ou minée? Hantée?) de tous les possibles qu’elle contredit, ou interdit.
Le sentiment angoissant de Robinson résulte de la peur d’avouer, de concéder, que la réalité n’est pas une, et avec elle, que le sens n’est pas un, mais multiple, que l’Un, l’Être, puis le Soi, ne sont pas uns mais multiples.

Retour à Niklas Goldbach: Ten, comme dix fois lui - comme la victoire de la réalité triomphant de ses multiples comme autant d’identiques. Si elle ne peut réduire la virtualité des possibles, elle peut les mépriser (à défaut de les maîtriser) en niant leur différence. Il y a différents mondes possibles, mais ils sont tous identiques. Ou plutôt, la répétition identique chez Goldbach cristallise la tentative de la réalité de penser les autres mais toujours en se donnant à elle-même comme référent, c’est-à-dire, en niant son équi-vocité - en niant que sa voix ne vaut pas plus que celle des autres.

Paradoxalement, c’est niant l’égalité des autres dans la légitimité de leur différence, qu’elle les égalise. Il y a là quelque chose comme une tache aveugle (ou une tâche aveugle?)
Ce qui est encore plus paradoxal, c’est que c’est niant la contradiction que le paradoxe advient. Plus bêtement, la contradiction naît de la négation de la contradiction. Aboutissement dialectique de la contradiction, qui se résout en paradoxe.

Mais la négation de cette contradiction n’est possible qu’à partir du moment où l’on accepte qu’il s’agit bel et bien d’une contradiction. C’est la réalité elle-même qui s’estime contredite par l’ensemble des virtualités. Contredite, parce qu’elle vacille en tant que réalité, puisqu’elle s’imagine devoir rimer avec vérité. Et il ne peut y en avoir qu’une (comme les habitants des hauts pays). Il ne peut en rester qu’une.

Robinsonnade III – Soi-même comme un spectre.



Chapter XI, p. 115: « Cela arriva un jour, aux alentours de midi: alors que je marchais vers mon bateau, je fus arrêté par la découverte la trace du pied nu d’un homme sur la plage. Je me figeai comme frappé de stupeur, ou comme si j’avais vu une apparition. Je tendis l’oreille, je regardai autour de moi, mais je n’entendais rien ni ne voyais rien; je descendis la plage puis la remontai, mais c’était tout un: je ne pus voir aucune autre empreinte que celle-là. Je revins la voir, m’assurer qu’elle n’était pas le fruit de mon imagination; mais il n’y avait pas place pour une telle supposition, car c’était précisément une trace de pas - avec des orteils, des talons, et tout ce qu’il faut à un pied.
Comment elle vint ici, je ne pouvais le savoir, ni même au moins l’imaginer, et c’est assailli de pensées innombrables que je retournai dans mes quartiers, sentant à peine le sol que je foulais, et terrifié au dernier degré. Je regardais derrière moi tous les deux ou trois pas, me méfiant de chaque buisson et de chaque arbre, et imaginais que chaque souche à quelques pas de moi était un homme. Il n’est pas possible non plus de décrire combien d’idées sauvages (wild) virent le jour dans mon imagination, et quelles étranges visions traversèrent mon esprit »
Puis peur de l’autre et de la dévoration (Robinson a déjà eu ce sentiment lors d’un tremblement de terre accompagné d’une tempête - peur que le sol s’ouvre et l’avale - ce sol qu’il « sent à peine sous ses pieds » quand il rentre à sa cabane après avoir vu la trace de pas).

« and by what secret different springs are the affections hurried about » (et par quels différents « springs » secrets les affections/passions sont pressées) -  il emploie souvent ce mot « springs » - traduction exacte, traductions possibles? Ici, certainement « sources » ou « ressorts ». C’est aussi le bond, le saut, le printemps, ou l’élasticité.
Si c’est source: référence biblique assez évidente.
Si c’est ressort: c’est peut-être neutre comme de dire que c’est « du ressort de quelqu’un », ou alors renvoie au ressort comme mécanique. L’idée de la machine est intéressante au regard des clones de Goldbach. Machine, ou tout au moins pantin, qui ne maîtrise pas ses gestes (on verra plus tard comment cette maîtrise prend sens)

Lui-même relève cette contradiction: sa réaction est la peur face à tout ce qu’il a espéré (n'être plus seul) - peur que son désir soit assouvi? 

« Au milieu de ces craintes et de ces réflexions, la pensée un jour m’apparut que tout ceci pouvait être pur fruit de mon imagination, et que cette trace pouvait être aussi bien l’empreinte de mon propre pied, laissée sur la plage en descendant de mon canoë; cela me rassura un peu, et j’en vins à me persuader que tout cela avait été une illusion, et rien d’autre que mon propre pied (…) M’encourageant ainsi, pour sortir chercher de quoi manger, avec la croyance que ce n’était rien que la trace de mon propre pied, et que j’avais été pour tout dire simplement effrayé par mon ombre (…) mais pour montrer la terreur qui était la mienne quand je me déplaçais, les coups d’oeil apeurés que je lançais si souvent derrière moi, et combien j’étais prêt à tout instant à laisser mon panier pour m’enfuir et sauver ma peau, n’importe qui aurait pensé de moi que j’étais possédé par une conscience diabolique (haunted with an evil conscience) »
Haunted with an evil conscience, traduire: possédé. Envoûté.
Effrayé par son ombre - revenir sur les rapports de l’ombre et du double?

Plus tard, il a beau ne rien voir d’autre, il garde toujours une sorte d’appréhension > à mettre en rapport avec la question chez Blanchot (Entretien infini): cela n’a pas le même sens d'affirmer « Le ciel est bleu » et de mettre en question et répondre « Le ciel est-il bleu? Oui ».

lundi 11 juin 2012

Robinsonnade II : Interdit et sacré. Soi-même comme un dieu.



Robinson Crusoë:
Chapter XIII, p. 129 (avant la rencontre avec Vendredi)
« I had also arrived at some little diversions and amusements, which made the time pass a great deal more pleasantly with me than it did before; - first, I had taught my Parrot Poll to speak, and she did it so familiarly, and so plainly, that it was very pleasant to me, for I believe no bird ever spoke better, - and she lived mith me no less than six-and_twenty years. » > J’étais arrivé à quelques petites distractions et amusements qui me rendait le temps passé avec moi-même bien plus plaisant qu’auparavant; d’abord j’avais appris à mon perroquet Poll à parler et cela lui devint si familier et si courant que c’était très plaisant pour moi, car je me disais qu’aucun oiseau n’avait un jour mieux parlé qu’elle - et elle vécut avec moi pas moins de 26 ans.
De quels drôles d’oiseaux qui parlent dont la conversation est sans doute moins agréable que celle de Poll parle-t-il?
« I had also several tame sea-fowls whose names I knew not, that I caught upon the shore; I had cut their wings, and the little stakes which I had planted before me caste-wall being now grown up to a good thick grove, these fowls all lived among these low trees, and bred there, which was very agreeable to me. »
J’avais aussi quelques cormorans apprivoisés dont je ne connaissais pas les noms, et que j’avais attrapés sur la plage. J’avais coupé leurs ailes…
L’homme blanc a vu d’autres plumes d’oiseaux qu’il a cru nécessaire de couper. A noter que Robinson apprivoise au sens de faire sien. Il n’apprivoise pas au sens de comprendre la logique ou de s’y adapter. Il neutralise - et ce faisant il tranche - polysémie du terme. A rapprocher de Procuste, ce bandit et son lit.
Robinson ne nomme pas, il baptise « christen ». Il faut remarquer en même temps que c’est aussi la principale activité d’Adam et Eve dans la genèse, que de nommer les animaux, et toutes les choses que dieu fait… Le fruit de l'Arbre de la Connaissance. Le serpent: « mangez-en et vous serez comme des dieux ».

Une remarque de Lévi-Strauss : pourquoi les colons ont-ils vu dans les autochtones des esclaves, là où les indigènes virent dans les hommes blancs des dieux?
Attitudes : le colon soumet/ humilie/ civilise. L'indigène tue et jette à la rivière – si l'homme blanc ressuscite, alors c'est un dieu.
Corollaire : au Moyen-Age, on jette les femmes accusées de sorcellerie pieds et poings liés dans l'eau d'une rivière. Si elles survivent, preuve est faite qu'elles sont sorcières, et c'est la condamnation au bûcher. Si elles se noient...
NB: Dans le jardin d'Eden, il s'agit de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal.

Gaëtan Didelot. 

samedi 9 juin 2012

Robinsonnade I : Le territoire interdit.


Avec ce premier texte, Gaëtan Didelot ouvre une série d'hypothèses de lecture d'Un territoire sans carte, troisième et dernier mouvement de l'exposition Les Nouveaux Mondes et les Anciens à l'Espace Khiasma. Manière aussi de développer ce que ce cycle de films propose, une méthode pour appréhender ces empires intérieurs qui tapissent le psychisme de l'Occident en crise.

TEN de Niklas Goldbach / Courtesy Galerie Bendana Pinel - Paris

Un territoire sans carte.
De l'ensemble des films montrés, autant de territoires se déploient, et chacun renvoie à la pratique cartographique, soit pour se la réapproprier, soit pour la radicaliser, soit pour la nier... Autant de territoires déployés, et qui, dans les torsions et les violences qu'ils font subir à la pratique cartographique, semblent (s')interdire un territoire commun – le territoire échappe, le sol semble se dérober sous nos pieds…
On aborderait un territoire interdit, ou un territoire dont on inventerait à chaque nouveau pas le terrain, laissant libre cours aux associations qui nous viennent à l’esprit.
Associations, dérives et divagations.

Qui dit interdit, dit entre les lignes - inter-dit. Un territoire qui serait à trouver, et à explorer, entre les lignes...

Le territoire interdit, où toute différence singulière est annihilée, celui de TEN, territoire terriblement manichéen, peuplé de clones, où il n'y a plus de couleurs, que le blanc et son antipode, le noir. Toute différence y est interdite, exclue.
Comment en arrive-t-on à cette exclusion? Quelle force, ou logique sous-tend cette exclusion? Et si l’on revenait, comme semble le suggérer Un Archipel, à Robinson? Revenir à Robinson pour retrouver ce rapport adamique, virginal, au territoire. Peut-être avec tous les écueils que cela doit impliquer - virginité, pureté…

Et sans doute la réponse se trouve quelque part dans la Nouvelle Kahnawaké, ou plutôt, dans le rapport à l’Indien ou à l’Autochtone. Et plus qu’à Robinson, il faut s’intéresser à Vendredi - et avant Vendredi, ce moment où Robinson croise une trace de pas, qui fait basculer son monde - est-ce la sienne ou non? Le spectre de l’autre interroge le même - soi-même comme un autre.
Devient, avec Vendredi, l’autre comme soi-même. Le semblable. Le prochain.
Garder en tête qu’il y a plusieurs types de Robinsons. Plusieurs Robinsons, qui sont peut-être alors, au regard de Robinson Crusöe, de son point de vue, autant de Vendredis engagés dans des robinsonnades. A arpenter ce(s) territoire(s) inconnu(s) qu'est le territoire interdit, c'est-à-dire suivre des pistes, sans savoir où elles mènent, sans savoir si l'on n'en croisera pas d'autres...
Il nous faut être Vendredi. Il nous faut nous engager dans des robinsonnades.

Gaëtan Didelot

Un territoire sans carte, jusqu'au 16 juin à l'Espace Khiasma
Avec des oeuvres de Marie Bouts & Till Roeskens (Un Archipel), Neil Beloufa (Kempinski), Niklas Goldbach (TEN), Patrick Bernier & Olive Martin (La Nouvelle Kahnawaké)






vendredi 8 juin 2012

Une expérience de l’art au collège




Durant cette année scolaire, à raison en moyenne d’une fois par mois, je me suis rendue le jeudi de 15h30 à 17h30, dans une salle au 2ème étage du Collège Jean Moulin à Aubervilliers. L’heure d’un bilan objectif n’est pas arrivée, mais je sais d’avance que je méditerais encore longtemps cette expérience avec le désir d’en partager les joies et les interrogations.

Quelques temps avant la rentrée, j’avais rencontré les enseignants et entendu leurs désirs, qui, avec l’écriture du polar ou de la photographie, souhaitaient participer activement au projet d’enquête de la ville que je proposais. Les bases d’un travail collaboratif se posaient avec toute la richesse que cela allait générer. Au commencement, nous sommes donc partis sur un projet d’exploration de la ville à travers un travail de prise de son, de photographies et d’écriture de récits, teintés de références au polar.

Mais après les premiers ateliers je ne pensais qu’à une chose : épuiser les termes et ne pas chercher l’efficacité. Je voulais que ces contraintes d’écriture et d’enquête deviennent une pratique de la ville, du regard et de l’interrogation, une pratique d’écriture et de rencontre. Le polar est alors devenu un prétexte pour déjouer et jouer avec un certain champ lexical et le mettre en pratique : l’enquête, la peur, les indices, l’intrigue, l’observation, la ville, l’avenir, l’anticipation.

Je voulais errer avec eux et prendre le temps nécessaire à la rencontre. Une manière aussi d’assumer que cette rencontre ne va pas de soi et qu’il faut la conquérir, en créer les conditions, apprendre à tendre vers du commun là où un certain leurre nous ferait croire que c’est l’artiste qui déplace les élèves vers sa manière de voir le monde. Je crois que dans cette aventure, j’ai été tout autant déplacée qu’eux, et c’est tant mieux.

Car la place de l’artiste dans ce contexte, ce n’est pas une place conquise et le projet avec lequel on se présente ne peut pas être, me semble-t-il,  un projet calibré que l’on déplie et qui se réalise sans chercher à déjouer ses propres attentes et les projections de part et d’autres.

C’est ainsi que l’écriture collective d’une pièce sonore est devenue centrale. Et cette pièce allait être tout à la fois un document d’archive de notre expérience et une tentative d’enquête de la ville. Chaque atelier, chaque texte écrit, chaque discussion, chaque exploration dans la ville étaient enregistrés par les élèves. La matière accumulée je me chargeais alors de la dérusher et je revenais à l’atelier suivant avec les morceaux choisis, les éléments à monter, à mettre en ordre, les textes à écrire, les explorations à prévoir.

Comme des co-auteurs, les élèves ne se privaient pas de donner leurs avis. Ce fut un des points forts de ce projet: composer avec les désirs et paroles de chacun, apprendre aux élèves à les exprimer, les écrire, les défendre et en faire parfois le deuil au service de la fabrication commune.

Au fil du temps, j’ai voulu que l’on s’empare du collège, leur lieu de vie, leur autre ville, le lieu dont ils font l’usage tous les jours et qu’ils investissent à l’échelle de leur place dans le monde. C’est alors que j’ai découvert une salle abandonnée, une sorte d’aquarium vitré sous le préau, que tout le monde semblait ignorer. Je venais aussi d’apprendre que le collège était en voie de reconstruction. Il fallait transformer cet espace pour en faire le lieu d’une chambre d’écoute où nous accueillerons un public. Encore une fois cette proposition a été mise en partage avec les élèves, les enseignants et l’espace Khiasma. 

Comment allions-nous transformer cet espace, comment allions nous accueillir le public pour lui faire partager notre expérience ? Comment interroger l’architecture de nos espaces quotidiens pour se les réapproprier ? Les propositions des élèves ont fusé et nous nous sommes attelés à la transformation.

Nous voici maintenant à la veille de cette présentation publique. La salle a été repeinte et transformée avec l’aide des élèves et le soutien sans bornes de l’Espace Khiasma, le montage de la pièce sonore et du diaporama a été réalisé, notre manifeste et nos notices imprimés.

J’aurais presque envie de dire que c’est maintenant que le travail pourrait commencer. Maintenant que nous avons appris à nous connaître, maintenant que nous avons trouvé un langage commun. Maintenant que je suis moi aussi devenue une usagère d’Aubervilliers et du collège Jean Moulin. Mais c’est maintenant que le travail effectif se termine. Ce que j’espère, c’est que cette « Notice des usagers » que nous avons écrite, à partir de nos marches dans les rues d’Aubervilliers, de nos discussions sans fin, de nos lectures, de nos rencontres dans la ville, va perdurer, s’exporter et devenir autonome, comme une pratique du quotidien.


Merci aux élèves de la 4ème F. pour leur inventivité et la finesse de leur regard.  Merci à Marie Nicolas et Yann Renoult pour leur investissement et leur ouverture. Merci à l’Espace Khiasma pour la richesse de la collaboration et des conditions d’inventions offertes. Merci à Sarah pour son soutien et à Laurence qui a permis la magie de la transformation.
 



Caroline Masini,  Juin 2012